Vacarme 21 / Processus

la question de la culture populaire - enjeux des formes brèves (1)

« J’vous jure que j’ai entendu »

par

Troisième épisode d’un feuilleton sur la « culture populaire », inauguré dans Vacarme 17 et poursuivi dans Vacarme 19. Cette fois, l’enquête porte sur l’un de ces « moments » dans l’histoire de l’art où l’objectif fut d’assigner le peuple à résidence. Ce pourrait être l’enjeu de la nouvelle « à la française » : quand une « nationalité » s’édifie sur le principe d’une diffusion égalitaire de la rationalité, en évitant cependant d’en livrer toute la maîtrise.

Dans la contribution précédente, on avait avancé cette formule : le populaire c’est l’affleurement dans toute forme artistique de l’appartenance de son auteur à un autre peuple possible. On avait tenté de l’illustrer de plusieurs exemples de dessaisissement dans lesquels le spectateur lui aussi est entraîné dans ce courant. À présent il s’agit de tenter l’escalade par un autre versant, ou de réaliser une contre-épreuve. Il y a des moments dans l’art où l’objectif est d’assigner une place au peuple, ce grand bougeant. Il s’agit de l’assigner à résidence. Il ne suffit pas de parler de lui et d’en imposer une image. Il faut plus subtilement déployer un tissage qui assure la stabilité des réseaux et des relations de lecture, de compréhension, de regard et de jouissance. Il faut que, dans ce réseau, chacun ait sa place non pas tant désignée qu’immédiatement et invisiblement vécue. Il y a plusieurs solutions : en France, a prévalu un temps l’idée d’arrimer le populaire au national et au rationnel par le biais de la grammaire. Certains textes par exemple n’ont plus été seulement des textes à lire mais en même temps des textes sur la lecture. Pour cela il faut cerner ce qu’est un public.

Tout discours, sans doute, s’adresse à un public. Mais plus sûrement il le suscite. Ou, plus précisément, il se présente à lui sous la forme d’une configuration complexe, susceptible de différents degrés de déchiffrement, et dont la présence seule constitue déjà un certain sens, ou une certaine représentation de l’absence ou du retrait ou encore du refus du sens. Dans cette mesure, et pour aller vite, tout discours est « figuratif », dans l’acception que Pascal donne à ce terme. C’est-à-dire que le rapport que tout discours entretient avec son public est en lui-même une œuvre, ou un discours destiné à un autre public qu’il suscite en s’adressant à lui, par sa seule présence discriminante, ce double rapport pouvant à son tour devenir objet de méditation pour un regard d’un autre type et d’un autre rang. De même que, nous le verrons à l’occasion de l’exemple analysé plus loin, dans le rapport entre le Verbe révélé et le peuple élu, ce qui est significatif, c’est que le peuple élu ne comprenne pas le sens profond de la parole dont il est pourtant le premier récepteur et le témoin ; cette incompréhension est ce qu’il y a à comprendre pour ceux qui savent lire l’esprit et non la lettre, le second degré et non seulement le premier.

Nous nous intéressons ici aux discours qui s’adressent à un public, aux discours incarnés dans des actes et des pratiques de transmission, c’est-à-dire aux discours saisis dans des institutions, et en fin de compte aux discours saisis comme institutions (la littérature en tant qu’elle est aux programmes des universités, la philosophie en tant qu’elle est enseignée dans un cadre particulier, en France notamment, la peinture en tant qu’elle est exposée dans des musées, la musique donnée dans des concerts, etc., toutes activités qui sont et se donnent en même temps pour autre chose que ce qu’elles deviennent dans l’acte de leur transmission ou diffusion). Leur engendrement, leur développement, leur transmission et leurs effets sont directement liés à ces conditions et donc à la plasticité d’un ou de plusieurs publics emboîtés ou articulés les uns aux autres, et dont ils règlent les rapports au fur et à mesure qu’ils les configurent et les déplacent.

Si nous appelons discours, provisoirement, toute manifestation publique non seulement explicite, mais susceptible d’être explicitée (ou de ne pas l’être, par refus ou impossibilité déclarée, ce qui revient au même) — c’est-à-dire commentée (telle une « installation » d’Ange Leccia, de Joseph Beuys ou d’Alberola, ou une œuvre musicale « donnée » dans telle circonstance comme celle de Cecil Taylor évoquée dans notre article précédent) selon les rites habituels —, alors on dira que ces réflexions porteront sur les métamorphoses des formes de discours concomitantes avec les mutations des formes de publics.

En d’autres termes, il s’agit d’analyser des rapports entre des régimes de « rationalités » (des discours motivés ou motivables) et des configurations nationales, régionales ou internationales selon les cas [1], c’est-à-dire des institutionnalisations de groupes et de relations entre les groupes par et dans des variations de configurations discursives.

Les productions philosophiques sont concernées au premier chef, ne serait-ce qu’à cause de leur prétention cosmopolitique. Mais doivent aussi être mises à l’épreuve d’autres configurations, musicales, plastiques, scientifiques : à chaque fois la question, toute simple, sera : de quel nouvel agencement du côté du groupe (de son économie, de sa distribution, de sa hiérarchie interne) telle configuration est-elle à la fois le signe et l’opérateur ? Qu’est-ce qu’un lied, qu’est-ce qu’une nouvelle, un essai, une thèse, c’est-à-dire quels rapports engendrent-t-ils avec un ensemble de publics, et de quelle manière ce rapport s’inscrit-il à l’intérieur de leur écriture même ?

À titre d’échantillon d’analyse, nous avons pris le cas de la nouvelle littéraire « à la française », dont l’acmé se situe à la fin du XIXème siècle.

nationalité, rationalité : les enjeux de la nouvelle en france

Revenons sur l’intention qui permet d’éclairer ce titre au premier abord énigmatique. Ce n’est pas tant le rapport entre la nation et la raison qui peut surprendre, puisque, comme on le sait, et d’ailleurs comme l’actualité le souligne fréquemment, tout ce qui a rapport avec « la France », entendu à la fois comme réalité politique mais aussi comme signifiant historique et international, fait entrer en ligne de compte une prétention à la raison inscrite dans l’existence d’une nation. Ce qui est plus surprenant peut-être, c’est le fait d’associer à cette configuration théorique et politique une forme littéraire particulière, celle de ce genre de textes courts qu’on appelle « nouvelle », mais qui ont pu recevoir également le nom de « conte » ou de « récit », signe de l’ambiguïté de leur statut. On essaie ici de prendre le plus possible au sérieux la nécessité d’analyser le mode d’existence d’une forme littéraire par rapport à l’existence d’une forme-nation. De quelle manière la nouvelle peut-elle entrer en ligne de compte dans l’existence ou la formation d’une identité nationale ? On comprend qu’ici la France n’est pas une cause, une origine (un génie spécifique), mais plutôt un effet. La question, au fond, est celle-ci : qu’est-ce qui, dans la nouvelle, est susceptible de produire « de la France » ? Mais on voit également que la question aussitôt s’inverse : qu’est-ce que cette situation d’un devenir français de la nouvelle a pu produire comme effet sur le mode d’existence des textes courts dont la tradition est très ancienne, mais qui accuse toujours une configuration différente selon l’entreprise dans laquelle ils sont engagés. Ainsi une activité d’énonciation ou d’écriture marquée par cette brièveté rythmique va-t-elle changer profondément de forme selon qu’elle se réalisera dans une maxime de La Rochefoucaud, une nouvelle de Maupassant ou un aphorisme nietzschéen, pour ne pas parler d’un haïku japonais du XVIIIème siècle (je renvoie aux intéressantes analyses qu’en donne Roland Barthes dans L’empire des signes). De même la musique tout autant que la poésie allemandes vont-elles prendre des formes inédites au cours des quelques décennies où, chargées de cristalliser la spécificité de l’âme allemande, elles vont exister sous cette incomparable forme brève qu’est le lied. Et, soit dit en passant, une comparaison entre la nouvelle française et le lied allemand en tant que facteur de réalisation et de développement d’une conscience et d’une sensibilité littéraire nationale, serait sûrement plus instructive sur la nouvelle dans sa spécificité que le rapprochement traditionnel entre nouvelle et roman qui brouille les perceptions et se fait souvent au détriment de la première. La question est donc de comprendre ce qui renouvelle la nouvelle au moment où, pour de multiples raisons qu’il s’agit d’analyser, elle devient représentative d’une spécificité française, comme c’est le cas sans doute au plus haut point chez un Maupassant, par exemple.

1/ des pièges dans la lecture

C’est donc avec lui que nous inaugurerons cette enquête.

En 1885, Maupassant fait paraître les Contes du jour et de la nuit, recueil de nouvelles publiées au cours des années 1882-1884 dans Gil Blas et dans Le Gaulois... La nouvelle qui ouvre le recueil est, par rapport à la question qui nous intéresse, exemplaire dans sa simplicité. « Le crime au père Boniface » relate la tournée d’un facteur qui, s’attardant à lire la rubrique des faits divers dans l’un des journaux qu’il est censé livrer, a cru voir se réaliser sous ses yeux (ou plutôt entendre de ses oreilles) l’une des anecdotes qu’il vient de lire, un crime sanglant dans une maison isolée ; l’intervention bouffonne de la gendarmerie lui dévoile son erreur : au lieu des gémissements d’une assassinée, ce sont des soupirs amoureux d’une jeune mariée qu’il a entendus et cette révélation le plonge dans un abîme de perplexité, car ce n’est pas ainsi que ce préposé de la poste a l’habitude, selon le mot du brigadier, d’« assassiner » sa femme. On va revenir rapidement sur ce terme essentiel et sur son rôle dans la nouvelle.

Il s’agit donc, ce qui est savoureux pour un texte paru dans un journal, d’une nouvelle sur la lecture des « nouvelles », sur les effets dangereux de la lecture des nouvelles (on trouve d’autres exemples chez Maupassant : « Jadis »). Parmi ces dernières il aurait pu, à vingt ans près, s’en trouver certaines écrites par Félix Fénéon, comme par exemple celle-ci, qui fait partie des fameuses Nouvelles en trois lignes, rédigées en 1906, et dont le sujet, à l’arme du crime près, est celui de « L’ivrogne » situé quelques pages plus loin dans les Contes du jour et de la nuit : « Aux Jobards (Loiret), M. David, furieux que sa femme n’aimât pas que lui, l’a tuée à coups de fourche et de fusil. »

Dans le texte de Maupassant, la nouvelle dans la nouvelle occupe deux paragraphes et concerne un garde forestier assassiné avec toute sa famille dans sa maison. Dans le journal fictif, c’est un bûcheron qui découvre l’affaire et appelle à sa rescousse le maire, l’instituteur et le garde-champêtre ; dans la nouvelle, le facteur va chercher les gendarmes. On ne saurait mieux souligner le caractère républicain de ces narrations dans lesquelles les figures tutélaires de la jeune nation viennent se pencher au chevet des faits sociaux qui se présentent d’abord comme des énigmes policières.

Ce qui est très républicain également, c’est le thème de la démocratisation de la lecture. L’image de ce facteur lisant le journal debout au milieu des moissons est presque une image d’Épinal, une publicité pour l’École de la République ; mais comme on va le voir, sous la forme de l’ironie. C’est donc aussi une nouvelle sur la lecture en général, mais dans une optique précisément scolaire, puisque le ressort de l’histoire consiste en une faute de lecture, une méprise sur le sens de la lecture, double méprise qui concerne à la fois le statut de la fiction et le sens des mots.

En effet, se précipitant au secours du percepteur et de sa femme, Boniface, craignant qu’il ne leur soit arrivé la même aventure qu’au garde-forestier du journal, méconnaît le statut de fiction de l’écrit. Il est celui qui, selon le lieu commun du temps, « croit tout ce qui est écrit dans le journal ». Par là il pèche doublement, par excès (il lit trop les faits divers), et par ignorance (il les lit mal, méconnaissant leur capacité à se muer en pur récit, en nouvelle, par exemple, comme celle dont il est le héros) comme le croit Homais par exemple à la fin du brouillon de Madame Bovary. Mais la bonne lecture du brigadier n’est évidemment elle-même à un autre niveau qu’une lecture au sens propre, naïve, par rapport à ce qui se passe en réalité dans cette maison close et qu’une autre nouvelle ou plutôt un roman comme on le verra, pourrait raconter sous un angle dramatique, schopenhauerien (cf. Une Vie), liant autrement, c’est-à-dire métaphoriquement et métaphysiquement, l’amour et la mort. Telle est la leçon qui est toute entière contenue dans le triple niveau de sens qui apparaît au cours d’une succession de décalages, à la fin du récit, autour du verbe « assassiner ».

Pénétré qu’il est de ses idées de crime, le père Boniface ne comprend pas le geste obscène du brigadier qui pense lui découvrir le pot aux roses ; mais il ne comprend pas non plus la phrase suivante : « Et ta femme, c’est-il comme ça que tu l’assassines, hein, vieux farceur ? » Il ne comprend pas le jeu de mot du brigadier, ou plutôt il l’interprète dans un premier temps en un sens, peut-on dire, faiblement métaphorique, celui de « battre » ; à quoi il répond : « Ma femme... Oui, all’ gueule quand j’y fiche des coups.... Mais all’ gueule que c’est gueuler, quoi. C’est-il donc que M. Chapatis battait la sienne ? » Il lui faut donc une deuxième explication pour entendre le sens sexuel ici donné au verbe, qui le laisse, écrit Maupassant, « abruti d’étonnement » : « Non... point comme ça..., point comme ça..., point comme ça... all’ n’ dit rien, la mienne... J’aurais jamais cru... si c’est possible... on aurait juré une martyre... »

Le rapport entre l’assassinat et l’acte sexuel est certes, dans la réalité, un des lieux communs des faits divers du temps, et peut-être de tout temps ; en tout cas il fascine Maupassant, grand lecteur de Schopenhauer, au point d’en faire revenir sans cesse le motif sous des formes indéfiniment variées. Mais le point de vue thématique ne nous intéresse ici que dans la mesure où il donne lieu à un jeu particulièrement insistant sur les rapports entre sens propre et sens figuré, dont on peut se demander s’il n’est pas le sujet même de la nouvelle tel qu’il apparaît dans l’organisation de sa lettre-même. En effet, c’est surtout dans la langue que se pose la question de savoir comment le mot assassinat peut en venir à signifier l’acte sexuel. « Le crime au père Boniface » est si l’on peut dire, une « nouvelle d’apprentissage », comme il y a des romans d’apprentissage, au cours de laquelle ce personnage typique de l’enseignement primaire découvre dans un contexte dramatico-grotesque le problème des niveaux de langue qu’il croyait connaître (cf. le contraste saisissant entre ses phrases administratives, où l’on relève deux plus-que-parfait du subjonctif, et son parler naturel-reconstitué dont on vient d’entendre quelques échantillons), mais dont il apprend à ses dépends qu’ils se situent ailleurs que là où il les voyait trop simplement : dans une profondeur et une évidence à la fois qu’il ne soupçonnait pas, et qui lui restent d’ailleurs en partie inaccessibles ; s’il les entrevoit, il en est néanmoins définitivement la victime, pour le plus grand plaisir du lecteur cultivé qui peut s’amuser à voir dans cette nouvelle une leçon d’école primaire sur le sens propre et le sens figuré, contenant, dans le texte même de ses exercices, le récit des mésaventures du mauvais élève qui ne comprend pas la leçon.

« Qu’entendait-il ? » écrit à un moment Maupassant : à cette question centrale, Boniface, mal à l’aise en lecture, tant en ce qui concerne les faits que les faits divers et la langue elle-même, ne parvient à répondre que par une vigoureuse dénégation : « J’ai entendu, j’ vous jure que j’ai entendu. », alors que précisément, prenant tout à la lettre, il n’entend pas tout.

À propos de ce qu’il y a à entendre, le titre de la nouvelle, « Le crime au père Boniface » présente une intéressante superposition : cette tournure populaire est introduite dans la nouvelle par une réplique du brigadier : « Je le retiendrai, l’ crime au père Boniface. »

Sous la plume de l’excellent latiniste qu’était Maupassant au Lycée, surtout paraît-il en version, cette formule, qui vient à la place du crime du père Boniface, conforme à la grammaire du temps, évoque aussitôt des souvenirs scolaires. Dans cette seconde formule, on reconnaît l’un des délices de l’apprenti grammairien qui a appris les subtilités de la distinction entre le génitif objectif et le génitif subjectif à partir de l’exemple « metus hostium, la peur des ennemis ». Qui est la victime ici : Boniface, ou la jeune femme ? Les deux en un sens, puisque Boniface exécute la jeune mariée dans son interprétation de ce qu’il a entendu, mais qu’au bout du compte, comme on l’a vu, c’est plutôt lui la victime du malentendu.

Personnage d’une nouvelle où il est question de deux crimes, l’un réel, ou plutôt réel/fictif, l’autre illusoire/fictif, entre lesquels il est écartelé, Boniface, le préposé aux nouvelles est bel et bien égaré. La question profonde qui se dégage de cette nouvelle est bien de savoir à qui ou à quoi l’on peut bien attribuer ce ou ces crimes, à la réalité ou à la fiction : sont-ils objectifs ou subjectifs ? en un sens qui ne met plus seulement en jeu le statut de la grammaire mais, à travers et au-delà d’elle, celui de la narration.

Cette question, qui aurait été introduite par le titre « le crime du père Boniface », est masquée par l’expression du brigadier, lecteur élémentaire, « le crime au père Boniface », qui transforme l’affaire en une bonne farce. Mais la question demeure, pour le lecteur lettré alerté par cette substitution de préposition, inlassable ressasseur de mots élevé dans l’exercice de la traduction, qui ne peut voir un « de », surtout suggéré par son absence, sans se demander s’il introduit un génitif objectif ou subjectif.

Ce n’est en effet qu’au niveau du sens figuré et du registre infini de la métaphore maîtrisée et non pas seulement pratiquée dans la langue parlée que l’on peut méditer sur les rapports entre l’amour et la mort tels que, pour ne pas mentionner à nouveau Schopenhauer, un demi-siècle plus tard, Denis de Rougemont les a analysés dans un livre qui n’est pas utilisé dans l’enseignement élémentaire, mais réservé au secondaire et au supérieur (L’amour et l’Occident).

Déjà dans son titre, cette nouvelle permet au moins deux lectures, qui ne correspondent pas à des niveaux de langue, mais au contraire à différentes appréhensions du problème des niveaux de langue, à travers une langue commune : celle du français simple, réaliste, réputé si pertinent et percutant dans ses descriptions, accessible à tous, conforme à l’état civil et écrit comme le code civil, lieu de représentation de la communication des différences. Pour reprendre les concepts forgés par Renée Balibar dans L’institution du français, on remarque que la langue ici n’est plus ce français international, c’est-à-dire ce co-linguisme franco-latin propre aux XVIIème et XVIIIème siècles, qui affichait son décalque de la phrase latine comme un signe d’élection. La langue de Maupassant est le français démocratique de l’enseignement élémentaire, c’est-à-dire le mono-linguisme conventionnel dans lequel le co-linguisme est toujours présent mais dissimulé : il hante le texte sous la forme d’une trace qui commande, pour ceux qui, contrairement à Boniface, peuvent « entendre », une autre lecture qui consacre et organise la domination du français primaire par le français secondaire/supérieur.

On remarquera qu’il s’agit là d’une spécificité de la littérature française de cette fin de siècle en général, mais pas de la nouvelle. Or ce que les éléments d’analyse précédents ont voulu pointer, c’est l’étonnante convergence dans la nouvelle concernée entre l’intrigue et sa forme : l’histoire d’une méprise racontée dans une langue qui organise un certain malentendu. Comme si la nouvelle était le lieu privilégié d’une telle thématisation, et donc l’enjeu surdéterminé de cette opération de dévoilement/dissimulation. C’est bien l’hypothèse qu’il faut maintenant préciser, en poursuivant la recherche de la double spécificité, de la France et de la nouvelle.

2/ la double lecture des élites démocratiques

La plupart des critiques s’accordent sur l’idée que l’apogée de la « nouvelle française », ou de la nouvelle « à la française », se situe approximativement au tournant du siècle, des années 1850 à la veille de la guerre de 1914. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait point avant ou après, évidemment, mais que c’est dans ces années-là qu’elle conquiert une place et une densité particulière et qu’elle révèle certains traits qui seront peut-être, sur le mode de la répétition ou de la contradiction, les coordonnées de son devenir. C’est dans ces années-là peut-être qu’elle devient justement « française », en attendant de devenir ensuite autre chose. Or ce sont précisément les années où se solidifie une politique de la langue qui achève de constituer la nationalité française comme identité linguistique homogène/hétérogène, c’est-à-dire capable d’établir une communication de principe pour tout un peuple à travers une langue unique susceptible néanmoins d’une double lecture savante/populaire.

Par ailleurs, on connaît le contexte de la nouvelle de cette deuxième moitié du XIXème siècle : on a largement souligné le rôle du développement considérable de la presse dans la société française du Second Empire. Maupassant, dans Bel-Ami évoque le « coup d’œil pratique et cette manière de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débitants de comédie humaine à la ligne » ; il évoque dans sa correspondance la finalité qu’il voit dans cette activité d’écriture : il s’agit, dit-il, de donner à lire « une poussière d’histoire ».

À travers ces formules ambiguës, à la fois critiques et poétiques, plusieurs problèmes sont posés. Celui des rapports entre la presse et la littérature, bien connus ; mais aussi celui des rapports entre la presse et la connaissance, notamment la connaissance de la langue en tant qu’elle fait l’objet en France d’un projet systématique de partage et de propagation démocratique, et en tant qu’elle est le véhicule ou plutôt le lieu d’un accès à la rationalité. C’est ce qui peut conduire à penser que, pour une part, la question de la spécificité de la nouvelle française est liée à la question d’un modèle de rationalité : une histoire en poussière, ou si l’on veut en miettes, c’est-à-dire un usage de la pensée à la fois proposée et limitée qui se donne dans un usage de la langue à deux vitesses.

On ne peut en effet s’empêcher, à la lecture de ces courtes sagas, de constater qu’elles se trouvent très exactement à la croisée de plusieurs paramètres délimitant une configuration épistémique et politique originale.

Il faut souligner tout d’abord le « paradigme indiciaire » analysé par Carlo Ginzburg, qui concerne tout autant le roman policier que les dernières nouveautés de la criminologie scientifique, la paléontologie et selon lui la psychanalyse (Mythes, emblèmes, traces). Cette grille d’analyse, tout à fait en porte-à-faux en ce qui concerne l’œuvre de Freud, comme j’ai tenté de le montrer par ailleurs [2], éclaire très pertinemment certains textes littéraires. Dans la même perspective, qu’on pourrait nommer, en songeant au mot de Baltrusaïtis, celle des « aberrations » et des torsions de la rationalité, il faut souligner ensuite la place importante, nouvelle et envahissante, du fait divers dans la presse de l’époque, relayant le rôle classique des mirabilia, et porteur d’une interprétation implicite de la causalité, de la rationalité et du sens, dont Barthes a proposé une lumineuse analyse dans son article bien connu sur le fait divers. On rencontre donc alors la presse elle-même comme médium décisif au cours du XIXème siècle français d’une politique de la langue qui tarde à faire prévaloir ses principes, entravée par les obstacles conservateurs opposés à son programme d’instruction ; la presse va rester jusque dans les années 1960 le principal vecteur de la communication en langue française, pénétrant tous les foyers par l’intermédiaire du service postal. Ce qui nous conduit au dernier paramètre, le plus fondamental : à la fonction matricielle, dans les livres d’apprentissage de l’école élémentaire, des descriptions, historiettes, tableautins de la vie française (eux-mêmes inspirés des Little stories d’Anna Barbauld (1743-1825) : Lessons for children in four parts de 1778 traduits et adaptés en français par Berquin (1747-1791) : L’ami des enfants de 1784 et la Bibliothèque des villages de 1790), textes découpés dans les œuvres littéraires ou écrits pour la circonstance, qui servent de supports pour la lecture, la dictée et l’analyse de texte (les exemples les plus représentatifs se trouvent dans les livres de lecture courante comme Francinet (1869) et Le Tour de la France par deux enfants (1877) d’Augustine Tuillerie, alias G. Bruno...). Dans l’analyse de ces ouvrages scolaires, dont Renée Balibar a posé les jalons, on pourrait voir comment, de l’apprentissage de la langue (et des exercices qui le permettent) à la littérature, des liens nouveaux se tissent qui confèrent temporairement, c’est notre hypothèse, à la nouvelle comme forme brève, et d’une brièveté fonctionnelle, un rôle décisif.

Ce qui apparaît au fond au cours du XIXème siècle, en France, c’est la convergence de ces facteurs qui, chacun à leur manière, investissent le terrain de la production des textes courts. Cette convergence surdétermine en quelque sorte les raisons d’être, les motifs d’existence de la nouvelle comme genre.

Où apparaît le besoin de textes courts ? Dans la presse et dans l’école, eu égard au double enjeu de la langue nationale et de la rationalité.

Dans l’une de ses dimensions, la nouvelle apparaît donc comme un paradigme provisoire de l’opération de dévoilement/retrait qui s’organise autour de la langue et de la raison ; elle est le vecteur le plus prégnant d’une activité discursive qui se met à la portée de tous, tout en construisant de nouvelles modalités de constitution d’une élite : un texte court, « facile » à lire, mais en réalité crypté, et susceptible d’une lecture savante qui réactive le co-linguisme humaniste à l’intérieur même du français pour tous.

3/ la narration à double fond

On voit mieux pourquoi la brièveté de la nouvelle ne peut être comprise comme un fait empirique, une affaire de découpage ou de quantité. Dans le contexte français, il nous semble que l’une de ses raisons d’être au moins nous apparaît clairement : le rythme et l’organisation adaptés au volume de la nouvelle aboutissent à la mise en avant (même masquée ou refoulée par l’effet de réalisme) des processus du discours narratif lui-même.

Car la réalité décrite n’est jamais rien d’autre qu’un effet de réalité produit par une « mosaïque » (Mérimée) narrative perpétuellement recomposée avec les mêmes éléments, les innombrables « canapés suspects », et les « chiens qui habitent en leur niche » ou « logés dans un baril ». Un indice amusant en est involontairement donné par un Maupassant inattentif dans « Le crime au père Boniface » : pour se rapprocher de la fenêtre, le facteur enjambe une « bordure de thym » ; vingt minutes plus tard et deux pages plus loin, la bordure qu’enjambe « de nouveau » le brigadier est devenue « une bordure de buis » ! Plutôt qu’une poussière d’histoire, la nouvelle ici en offre une version de synthèse ; l’histoire des communications postales passe au second plan derrière les pièges de la communication en langue française enseignée à tous.

Comme l’écrit Mallarmé en exergue à Divagations pour marquer sa réticence à l’égard des recueils de textes « épars et privés d’architecture », « nul n’échappe décidément au journalisme », ce qui veut dire en fin de compte à l’École.

Le principal personnage de la nouvelle, c’est la narration, la narration à double fond, plus précisément le français narratif, c’est-à-dire le français en tant que puissance narrative tel que les citoyens français le découvrent à égalité dans l’école élémentaire, mais ne parviennent qu’inégalement à saisir toutes les harmoniques de sa puissance d’évocation, c’est-à-dire de réflexion ; cette dimension dictée par un rythme obéit au rythme de la dictée, pourrait-on dire par calembour.

En ce sens, la nouvelle n’est pas une forme du fait divers, même si elle peut s’y réduire ; elle n’est pas non plus un petit roman, même si elle peut en être le point de départ. On sait que Le rouge et le noir trouve son origine dans un fait divers ; on pourrait le rédiger de diverses manières, par exemple ainsi : « Un jeune homme tire un coup de pistolet dans une église ; il rate son ancienne maîtresse. » ; de même « Le crime au père Boniface » pourrait devenir : « Le facteur entend des gémissements derrière la porte ; il crie « à l’assassin ! » : c’était un couple de jeunes mariés. » Les différences de statut apparaissent clairement : le roman est le déploiement discursif, analytique et explicatif d’un enchaînement causal que la nouvelle refuse dans son resserrement, mais auquel elle donne une existence narrative dans une mise en scène de la langue différentielle, dont le fait divers, centré sur le jeu de la causalité suspendue, déviée, troublée comme dit Barthes, fait l’économie. Du logique pur, on passe à la narration puis à l’explicitation, mais, sous une apparente variation de quantité, c’est à un changement d’échelle et de projet que nous avons affaire, même si le matériau de départ est le même.

Il nous semble donc qu’un des traits de la nouvelle française (l’une des raisons qui fait d’elle un enjeu, dont elle n’aura de cesse de s’écarter), est contenu dans cette thématisation d’un nouveau régime de la langue que le fait divers, héritier des mirabilia de l’ancien régime, n’assume pas, tandis que le roman au contraire l’utilise abondamment, mais à d’autres fins. La frontière, bien visible, est cependant évanescente : il suffit que Fénéon prenne la plume pour que le fait divers se fasse nouvelle. « En trois lignes » ou en quatre-vingts pages, peu importe : la nouvelle n’obéit à aucune mesure, à aucune métrique ; elle est avant tout une visée, une intentionnalité réflexive (cf. les remarques de Barthes sur le haïku dans L’empire des signes). En ce sens elle est moins un genre qu’un moment dans le processus d’écriture, un moment de la lettre, autrement dit un moment littéraire auquel une situation historique, l’appel d’une nation, a pu imposer la valeur particulière, le poids d’une œuvre à part entière.

Afin d’insister sur cette distinction entre un genre et ce que nous appelons un « moment », on peut lire cette remarque de Julien Gracq dans En lisant, en écrivant : « En matière de critique littéraire, tous les mots qui commandent à des catégories sont des pièges. Il en faut, et il faut s’en servir, à condition de ne jamais prendre de simples outils-pour-saisir, outils précaires, outils de hasard, pour des subdivisions originelles de la création ; que d’énergie gaspillée à baliser les frontières du “romantisme”, à répartir les œuvres d’imagination entre les fichiers du fantastique, du merveilleux, de l’étrange, etc. ! Les œuvres d’art, il est judicieux d’avoir l’œil sur leurs fréquentations, mais de laisser flotter quelque peu leur état civil. » Ce n’est pas en désaccord avec cette réflexion que nous avons entamé une enquête sur les fréquentations de la nouvelle française, c’est-à-dire sur les conditions de son renouvellement, car si nous avons du même coup tenté d’éclairer son état civil, c’est au sens propre et non au sens figuré.

Pour finir sur l’état civil, j’avancerai une dernière comparaison.

Dans la nouvelle française du XIXème siècle, ce qui est mis en œuvre, c’est la suspension du sens en tant que pratique de la rationalité (c’est-à-dire du comprendre et du dire), partagée différentiellement par une nation. Dans la nouvelle américaine du XXème siècle (Raymond Carver, Joy Williams, William Gass...), c’est au contraire la radicale désarticulation du sens et la production de l’homme-jetable, interchangeable (l’individu n’a d’autre identité que sa mise à disposition d’un marché ; le fameux thème des racines — de leur absence — ne signifie pas tant la nostalgie d’une histoire, d’une tradition, comme on le dit, que la tentative, tout à fait inédite, de jeter l’ancre dans un univers de perpétuelle mobilité ; l’individu est intrinsèquement mobile, il vit par exemple dans un mobile home) : l’être en trop [3] ; il l’a toujours été, de fait, sans doute, mais sur fond d’une résistance continue et d’une contradiction permanente dont la religion chrétienne est l’expression la plus développée (promotion de la personne, de son caractère absolu et irremplaçable : Dieu connaît chacun d’entre nous, il sonde les cœurs et les reins : « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. [4] »). Désormais, il l’est par principe : il faudrait analyser aussi dans cette perspective les effets de langue qui disent cette superfluité sans la justifier, au pays de la taylorisation.

Par opposition, l’exemplarité de la « nouvelle » comme « morceau de littérature », à l’instar du « morceau de peinture » [5], en situation stratégique de passage, de forme de transition continue entre le poétique et le romanesque, marque le moment singulier d’une nationalité qui s’édifiait sur le programme d’une diffusion en principe égalitaire de la rationalité, tout en se gardant d’en livrer la maîtrise en totalité.

Poursuivre un tel travail, tel qu’il nous apparaît à ce point de la recherche, consisterait à s’intéresser par exemple à l’économie du discours des philosophes matérialistes français de la deuxième moitié du XXème siècle, ou à la place et au rôle du lied dans la constitution et le développement de l’esprit romantique allemand de la première moitié du XIXème siècle, ou encore à la fonction de la pulsion de mort dans un ensemble d’œuvres contemporaines de l’invention de ce concept par Freud : celle de cet autre grand maître de la nouvelle, mais autrichien cette fois, Arthur Schnitzler, en parallèle avec l’œuvre plus tardive du maître américain du « style documentaire » en photographie, Walker Evans, et avec celle du photographe allemand qui fut sa référence, August Sander ; ce qui nous ramènerait par un tour inattendu à Flaubert lui-même. Très différentes, certes, nous avons là néanmoins des figures de la mélancolie qu’entretiennent des « élites » méditant sur la « masse » ou le « peuple ».

Notes

[1Voir la conférence prononcée le 20 juillet 1997 à la Documenta X de Kassel par Etienne Balibar, intitulée « Une culture mondiale ? » et publiée dans ’Droit de cité. Culture et politique en démocratie, Etienne Balibar, Éditions de l’aube, 1998.

[2Spinoza au XXème siècle, Presses Universitaires de France, Paris, I993, colloque tenu à la Sorbonne en mars 1990, publié sous la direction de M. Olivier Bloch, chapitre intitulé « Spinoza dans la psychanalyse », pp. 549-575.

[3Cf. Lignes n°26, octobre 1995, « Violence et représentation. La production de l’homme-jetable », Colloque de Montevideo, décembre 1994.

[4Pascal, Pensées, 553 Bcg, 919a Lafuma, p. 35 Martineau.

[5Le détail, Daniel Arasse, Flammarion.